La choc des générations

Publié le par Fred

La France aurait-elle un problème avec sa jeunesse ? Après les événements survenus en banlieue en novembre dernier et la crispation du débat autour du téléchargement et du droit d'auteur, les manifestations anti-CPE semblent confirmer une tendance lourde à l'incompréhension et au conflit entre les classes d'âge. Bien sûr, on m'objectera qu'il n'y a rien de nouveau là-dedans et que, de génération en génération, la jeunesse a souvent été rebelle et parfois violente. Certes. Mais au delà de l'explication hormonale, les enjeux de la situation actuelle relèvent d'un profond choc culturel.

Fruit des 30 glorieuses, les générations qui détiennent actuellement les pouvoirs économiques et politiques sont en effet arrivés à l'âge adulte dans un contexte exceptionnel de plein-emploi, de croissance économique et de progrès technique et scientifique. Dans cette situation où il était possible de travailler et d'accéder rapidement à l'indépendance financière sans ou avec peu de diplômes, ses préoccupations majeures n'étaient pas d'ordre économique mais sociologique, avec la conquête de la "liberté individuelle". La contestation de l'ordre établi et des structures traditionelles de la société française qui caractérisent le mouvement de mai 1968 relèvent essentiellement de cette ambition "libérale" : liberté de définir sa propre morale, de disposer de son corps, de faire des études, de ne pas reprendre le métier de papa... Bref, de prendre sa vie en main. Ni Dieu ni Maître ? Elle s'en est en réalité trouvé un nouveau : l'argent. Dire que ceux qui avaient 18 ans en 1968 ont traversé la trentaine au cours des années 80 n'est pas simplement une lapalissade ; c'est aussi un élément de compréhension du renversement des valeurs qui s'y est opéré. A l'ère "industrielle" en effet, le statut social est intimement lié à l'utilité sociale de l'activité menée : médecins, enseignants et "capitaines d'industrie" jouissent alors d'un prestige important et l'argent n'est alors perçu que comme la rémunération légitime d'une utilité qui est le véritable étalon de la réussite. Dans les années 80, l'argent et les signes extérieurs de richesses deviennent cet indicateur d'une réussite sociale basée sur la compétition individuelle, et une fin en soi : l'argent ne rémunère plus la création de richesses, mais la création de profits. La profonde mutation tertiaire de l'économie ne repose pas simplement sur l'automatisation des taches industrielles et sur la féminisation de l'activité, mais aussi et peut-être plus profondément sur le transfert de la "valeur" de la production vers les finances et la distribution. Ainsi, à ceux qui affirment que le libéralisme économique serait la seule réponse "pragmatique" à l'évolution du monde, je réponds généralement que cette évolution est une construction "idéologique" sur les valeurs d'une génération donnée.

La situation rencontrée par les jeunes entrant sur le marché du travail depuis les années 1990 n'est évidemment pas comparable à celle de leurs ainés et il n'est pas surprenant d'assister, dans un contexte de chômage de masse, à un retour des valeurs d'égalité et de solidarité. Dans des domaines aussi différents que l'altermondialisme, le logiciel libre ou les manifestations contre Le Pen, ces notions semblent en effet le trait-d'union de la "génération précaire". Utopie, nouveau conservatisme, Fonctionnarisation ? Peut-être. Mais d'abord un cri d'alerte contre un modèle vécu comme injuste. Consciemment ou inconsciemment, l'idée de "progrès" repose sur la conception d'un monde où chaque génération profiter des acquis du passé pour vivre moins mal que ses prédécesseurs. On sait aujourd'hui que ce n'est pas le cas : en 1975, un français de 30 ans gagnait 15% de moins qu'un français de 50 ans, contre 40% de moins aujourd'hui. Dans le même temps pourtant, le niveau de qualification a largement progressé (6% de jeunes sortis du système scolaire sans diplôme contre 20% en 1975, taux d'accès aux études superieures multiplié par 2,5), et l'économie n'a cessé de croître (de l'ordre de 1,5% par an). En posant comme préalable et argument de vente l'inéluctabilité du choix entre chômage et précarité, le CPE cristallise la défiance d'une génération envers une "modernité" à laquelle elle ne peut adhérer, faute d'en comprendre le sens. Plus que la contestation d'une mesure gouvernementale et la défense d'intérêts particuliers, il nous faut comprendre le mouvement actuel comme une profonde rupture entre la société bâtie par leurs parents et celle qu'ils veulent pour eux-mêmes.

Mais il nous faut alors nous interroger sur la spécificité de cette crispation de la jeunesse française face à une évolution libérale mondialisée. En réalité, celle-ci traduit moins l'incapacité "d'adaptation" de la jeunesse que les paradoxes d'une génération dorée qui a déshabillé ses enfants en même temps qu'elle détruisait le modèle de ses parents. Incapacité à renouveler ses élites politiques (15% de députés de moins de 45 ans contre 38% en 1981), creusement de la dette, financement des retraites par l'allongement du travail des générations futures... Faute d'avoir fait un choix clair entre profit individuel et sécurité collective, la société française en a reporté les effets sur les générations futures, qui risquent de n'avoir ni l'un, ni l'autre. Le CPE est l'illustration parfaite de ce blocage : renonçant à réformer un système social conçu pour un modèle d'emploi à vie, le gouvernement entend faire assumer l'ensemble des risques et de la flexibilité par ceux qui sont déjà les moins protégés,  jeunes, chômeurs ou employés de PME. Là est la première injustice d'un système qui institutionnalise la concurrence entre "insiders" et "outsiders" et au-delà, le choc des générations. Comment concilier à l'avenir la nécessité de mener plusieurs vies professionnelles et une plus grande solidarité face aux accidents de parcours ? C'est tout l'enjeu du nouveau pacte social que nous devons construire avec les jeunes.

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F
à GG :  Merci pour votre contribution au débat. <br /> Il est bien évident que l'objectif de ce texte n'est pas de généraliser la situation connue par les générations antérieures, ni de nier les difficultés qu'elles ont traversées (2 chocs pétroliers, désindustrialisation, apparition du chômage de masse...). <br /> Ce n'est pas davantage un procès de mai 68 : vous avez raison, ces événements auraient pu ne pas se produire (ils ont eu lieu dans plusieurs pays d'Europe, mais pas la majorité d'entre eux), sans que cela ne change fondamentalement l'évolution du monde. En réalité, ils n'ont été que le révélateur d'un besoin de changement qui a -lui- profondément influencé la marche du monde, par l'individualisation de la société et la destruction quasi-parfaite des "corps intermédiaires" (syndicats, partis, paroisses, famille...) qui la structuraient (je ne dis pas forcément que c'est un mal... c'est un fait.). <br /> L'idée, que je pensais provocatrice mais visiblement personne ne s'émeut sur ce point, était de relier deux mouvements que l'on oppose généralement, la vague gauchiste contestataire de 68 et la société de consommation libérale des années 1980. Le point commun en étant le primat de l'individuel sur le collectif. C'est là à mon sens le trait majeur de l'idéologie occidentale depuis les années 60, et le principal point d'incompréhension avec une nouvelle génération plus solidariste ou conservatrice selon le point de vue qu'on lui porte. Les jeunes d'aujourd'hui peuvent sembler utopistes face à une "évolution inéluctable" du monde, mais le sont-ils davantage que les jeunes d'hier face à un monde qui "avait toujours été" ? je ne le pense pas : les modes d'organisation de la société sont, au final, toujours des choix idéologiques.<br /> Maintenant, je suis pour ma part un réaliste et le fait de vouloir réfléchir au monde de demain ne nous interdit pas de s'adapter à celui d'aujourd'hui. En particulier, il faudrait lutter contre nos rigidités (qui ne sont pas que le fait du code du travail) pour permettre à chacun de mener plusieurs existences au cours de sa vie et de progresser dans un environnement où tout change plus vite. C'est là un vrai débat. Mais c'est précisément le débat qu'évacue le CPE : en introduisant la flexibilité pour une catégorie donnée de population, on évite de conduire le débat sur l'évolution nécessaire de notre organisation sociale, tant en terme de souplesse pour l'employeur (qui doit pouvoir d'adapter plus vite à un contexte changeant) que de garanties pour le salarié (qui doit pouvoir évoluer et ne pas perdre ses qualifications pour rebondir rapidement). Oui, tant qu'on ne fera de vraies réformes, le chômage demeurera... Mais est-ce qu'une mesurette sortie de nulle part, non négociée, et injuste de surcroit est une vraie réforme ?
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G
En remarque pour BB : je suis né en 44 et père de deux garçons. Chacun après un BTS électrotech pour l'un et mécanique de précision pour l'autre se sont assumés dans une vie professionnelle à ce jour sans histoire. Le fait d'avoir ces deux descendants, leurs nombreux copains et les enfants de ceux-ci me permet de rester en relation avec la "jeunesse" et de "coller au peloton" des débats. En 68 je devais installer deux laboratoires dans la tour 52 de la Fac de la Halle aux Vins (aujourd'hui Jussieu). J'ai du me battre (au sens propre du terme) pour pouvoir travailler et installer ces deux labos dans les délais pour que les examens puissent se dérouler. Les étudiants d'aujourd'hui n'ont donc rien inventé ; imposer "leurs idées" (ou celles que certains leur demandent de défendre) par la force reste toujours d'actualité! J'ai créé ensuite mon propre emploi une fois en tant qu'indépendant un autre fois en tant que société, les deux fois avec le minimum de capital requis emprunté à des proches. Je me suis assumé avec un simple CAP de mécanicien en instrument de précision (passé en 1962). Que savez-vous des charges sociales qui ont pesé sur moi tout au long de mon activité? Que savez-vous des heures passées la nuit au service d'une clientèle rarement reconnaissante? Que savez-vous des rejets des banquiers lors de la demande de prêts? Que savez-vous de l'angoisse de ne pas pouvoir payer la traite suivante de la maison? Oui que savez-vous de tout celà, de tout ce que votre père a vraissemblablement vécu d'une autre manière? A l'âge de la retraite, que je vais prendre après 43 ans de travail, je regarde mes feuilles de paye : certaines attestent, en tant que salarié, de 50 heures par semaine! Le chçomage? Certains en vivent (j'en ai deux comme voisins qui comparent mensuellement, sans s'en cacher d'ailleurs, ce qu'ils touchent au chômage et ce qu'ils toucheraient en travaillant) mais généraliser serait une erreure. Quand à Internet certains vieux nés en 44 comme moi ne vous ont pas attendu pour l'utiliser dès 85 (la belle époque!!) tant pour le professionnel que pour le privé. Ma voiture (BMW 5,24 TD) peut être considérée comme grosse "vieille" : c'est un modèle de 84 que j'ai remis en état moi-même et que j'entretien par passsion de ce modèle. Celà suffit-il à me discriditer? Voyez-vous mon père (né en 17) m'a appris dès mon plus jeune âge que la généralisation, quelque soit le domaine auquel on l'applique, générait souvent d'énormes erreures et que s'informer, bien et longtemps, restait le plus sûr moyen d'éviter d'en commettre. Peut-être est-ce celà que l'on nomme "l'écoute de l'expérience".Remarque pour Fred : 68 a secoué mondialement les populations c'est certain. Je suis toujours incapable d'émettre une opinion sur les "bonnes" et les "mauvaises" conséquences de ces évènements, tant elles se trouvent imbriquées les unes aux autres. Avait-on besoin de ces évènement pour que la société bouge? N'aurait-elle pas bougée sans eux? Quelle part de manipulation politique contenaient-ils? Etc... Vaste et long débat impossible (et surtout moins convivial) à tenir avec un clavier (même ergonomique!). Je pense que le monde d'une façon générale a toujours été et sera toujours en perpétuel mouvement avec des phases de flux et de reflux. On adore ce que l'on a rejeté précédemment et vice versa. Ma génération (celle de 44) a été élevée effectivement dans l'idée "qu'il suffit de travailler et de le vouloir pour réussir" et celà, en général, a bien fonctionné. Je l'ai personnellement appliqué à l'éducation de mes enfants avec apparemment autant de réussite. Une question se pose à moi : et si leurs choix professionnels ne s'étaient pas portés sur un métier manuel? Ma compagne (cuvée 47!) enseigne (quand le lycée n'est pas bloqué!) en lycée professionnel à des bacs pro secrétariat. Aucun des ses élèves (et la liste est longue) n'est au chômage malgré des niveaux orthographe/expression écrite guère reluisants. Ce ne serait donc apparemment pas le fait du manuel ou de "l'intellectuel" qui créerait le problème. Par contre le fait que le patron soit un "esclavagiste, buveur de sang, profiteur" en un mot une "ordure" est une idée bien encrée dans les établissements scolaires (y compris parmi certains profs.). Celà n'empêche nullement que l'on compte sur lui pour avoir un stage puis un travail. Erreure de raisonnement, obligation, masochisme? Je n'ai pas de réponse mais une question : ne faudrait-il pas changer l'image de l'entreprise? Enseigner, dès le plus jeune âge, son utilité socio/économique et son fonctionnement dans une économie qui restera inévitablement mondiale (car elle l'est depuis longtemps mais la France l'a ignorée). Les générations actuelles et futures ne peuvent pas, me semble-t-il, ignorer cette nécessité. A faire l'impasse de cet enseignement, au profit de débats historicos/politicos/philosophiques (pseudos?), ne risque-t-on pas de voir la France désertée de ses entreprises et futurs entrepreneurs? (l'un des fils est parti au Canada créer son entreprise). Le CPE? l'Allemagne l'applique avec semble-t-il des résulats tangibles. Pourquoi le copier/coller qu'en a fait la France ne pourrait-il pas fonctionner? A causes de débats "historicos/politicos/philosophiques"? Je me pose la question. Et pendant ce temps là, le chômage demeure.GG
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B
Je trouve ça con de mettre tout sur le dos des 68'ards mais je constate qu'en effet mon père né en 44 ne comprends pas le monde d'aujourd'hui : les chomeurs sont pour lui des fainéants et sa pomme est bien plus importante que tout au monde, internet ne sert à rien et avoir une grosse voiture ça c'est bien !<br /> BB
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F
Il ne s'agit pas de rejeter 68 en bloc... cela a produit un vaste mouvement de libéralisation de la société, notamment sur le plan moral, la condition féminine ou  la liberté d'expression, autant de points positifs sur lesquels on peut constater des tentations deretour en arrière aujourd'hui. <br /> Simplement, je crois que la liaison entre ce libéralisme sociétal et le libéralisme économique apparu au cours des 80's est intéressant conceptuellement, et peut expliquer le décalage culturel entre une génération qui pense encore qu'il suffit de travailler et de le vouloir pour réussir, et ses enfants qui voudraient accéder à cet espèce de "paradis perdu" et refusent toute régression par rapport à une situation antérieure exceptionnelle. <br /> Peut-être mon billet est-il trop violent, trop conflictuel. Mais je pense effectivement que l'absence de solidarité entreles générations est l'un de nos vrais problèmes. On entend sans cesse nos ainés dire que "l'emploi à vie c'est fini" et quil ne faut pas croire que "le diplôme donne droit au travail". C'est sans doute vrai. Mais c'est insupportable de la part de ceux qui refusent d'en tirer les conséquences pour eux-mêmes, et ne l'appliquent qu'aux jeunes, qui deviennent ainsi une variable d'ajustement permettant de protéger davantage ceux qui le sont déjà.