Violence légitime et quelques milliards
Depuis le début de la crise financière, le Président que le monde nous envie ne cesse de renoncer à ce qui fait l'essence même de l'Etat selon Max Weber, le « monopole de la violence légitime ». la violence légitime, c'est par exemple le droit de faire la guerre et d'envoyer nos jeunes à la mort ; c'est le droit de priver un individu de sa liberté en l'emprisonnant, comme de limiter les libertés individuelles en réduisant la vitesse sur la route ou en interdisant de fumer dans les lieux publics ; c'est également le droit de priver les contribuables de la jouissance d'une part de leurs revenus... L'Etat, parce qu'il agit au nom de tous et dans l'intérêt général, en détient donc le monopole : nulle société privée n'a le droit de lever une armée de mercenaire pour lancer un raid sur son concurrent, nul ne peut enfermer sa femme ou son fils dans un placard ou une cave quels que soient ses griefs à son égard, nul ne peut prélever un impôt « révolutionnaire » pour assurer la protection des commerçants de son quartier sans être qualifiable d'association de malfaiteurs.
A trois reprises depuis un mois – et à contre-courant de ce qui se pratique actuellement dans les autres pays confrontés à la crise bancaire – la France a donc refuser d'user de cette violence légitime, pour s'en remettre au contrat qui est la norme des relations librement consenties entre personnes privées, ou pire à la « charte » déclaration unilatérale qui n'engage à rien dès lors que nul autre que celui qui édicte cette charte ne peut en contester l'application. Il y eut d'abord la « charte de bonne conduite » du medef sur les rémunérations des dirigeants des entreprises côtées (qui rappelons-le, a progressé de 20% en 2007 alors que la valorisation de leurs entreprises est restée globalement stable avec un CAC autour de 5600 points, c'était le bon temps) ; il y eut ensuite le « contrat » dans lequel les banques s'engagent à mettre les 10,5 milliards d'euros prêtés sur le marché du crédit sans le moindre engagement envers le contribuable ; il y a aujourd'hui le « pacte moral » qui engage les entreprises à licencier, mais pas trop.
Je veux bien qu'il ne faille pas tirer sur l'ambulance et ajouter de la crise à la crise par un cadre trop contraignant, mais il n'en demeure pas moins qu'en démocratie, ce ne sont ni les personnes morales, ni les gros billets qui votent et donnent sa légitimité au politique ; mais les citoyens, les salariés, les licenciés. Et que ceux-ci, dans leur infinie bonté, sont tout de même en droit d'attendre des garanties quant aux engagements pris devant la puissance publique. Oui, il aurait été légitime de légiférer sur les parachutes dorés, stocks options et autres retraites-chapeau, de prendre des participations au capital des banques recapitalisées, de renforcer les obligations de reclassement et de requalification des salariés qui resteront sur le carreau de la crise, de revenir sur la defiscalisation des heures supplémentaires qui va encourager les entreprises à licencier plutôt qu'à réduire le nombre de ces heures. Oui, face à la violence aveugle et injuste que subissent les Français en termes de pouvoir d'achat, de logement (+ 5% d'expulsions locatives encore cette année), ou de destructions d'emploi, l'Etat a le devoir de la violence légitime pour que l'effort soit justement réparti entre l'ensemble des acteurs économiques et sociaux. Le citoyen n'attend pas de l'Etat qu'il « punisse les coupables » en virant des patrons de banques, mais que ces coupables soient solidairement responsables pour réparer les dégats qu'ils lui inflige.
Revenons sur ces 10,5 milliards et des quelques centaines d'autres que nous nous sommes engagés à débloquer en cas de gros temps... Je suis proprement halluciné d'entendre des responsables gouvernementaux expliquer que cela ne coûte rien aux Français puisque « les impôts n'augmentent pas et que cet argent est levé sur les marchés financiers ». On a bien évidemment le droit de faire de la communication en prenant les gens pour des benêts, mais il est peut-être utile de rappeler que l'ensemble de la dette de l'Etat est levée sur les marchés financiers. Jamais je n'ai vu un Etat augmenter les impots en promettant de rembourser l'argent lorsque sa dette serait épongée... Non, lorsque l'Etat dépense de l'argent en surplus de ses recettes, il émet des emprunts sur les marchés obligataires, exactement comme le particulier effectue un emprunt auprès d'une banque pour acheter un appartement ou une voiture. Et je ne crois pas non plus qu'aucun Français soit suffisamment stupide pour penser que son appartement ou sa voiture ne lui coûte rien puisque c'est la banque qui paie : il sait pertinemment qu'il devra en définitive rembourser cet emprunt, et y ajouter les intérêts. Emprunter sur les marchés financiers, cela revient toujours plus cher que de financer par l'impôt.
Pouvait-on le faire ? Oui et non. Non parce qu'il est evidemment compliqué d'asphyxier fiscalement les acteurs économiques lorsque l'on a besoin de liquidités dans l'économie réelle ; oui, parce que l'on ne peut toutefois ignorer les quelques milliards du bouclier fiscal, ceux-là même qui vont servir à souscrire les obligations de l'Etat plutôt que d'aller vers la consommation et à qui les autres contribuables devront demain de d'argent. Pour le plus grand nombre, c'est la double peine : ils empruntent de l'argent sur les marchés de façon à garantir leur capacité à emprunter auprès de leur banque. Ils devront rembourser deux fois la somme – une fois sur leurs impôts futurs, une deuxième fois sous forme de traites bancaires - et les intérêts de part et d'autre. C'est pourquoi la violence, la privation de propriété que constitue une nationalisation partielle ou provisoire, solution choisie par les USA, le Royaume-Uni, les Pays-bas ou la Belgique (que des Etats bolchéviques) était légitime. Le contribuable emprunte pour prêter aux banques, mais il en récupère les dividendes au budget de l'Etat, de telle sorte que ce sont elles, sur les bénéfices induits par cette recapitalisation, qui remboursent l'effort consenti. Dans ce cadre là, oui, on aurait pu affirmer qu'à la fin de la foire, cela n'aura rien coûté aux Français.