Atlantisme et antiaméricanisme
Le récent voyage à Washington de Nicolas Sarkozy aura soulevé un grand nombre de vagues et réveillé de vieux débats passionnels en France. Je ne reviendrai pas outre-mesure sur le voyage - aux frais de l'Etat - d'un candidat en campagne en lieu et place du premier ministre ou de celui des affaires étrangères... Cela fait malheureusement partie des pratiques détestables d'un système quasi-monarchique que Chirac aura décidément fini de discréditer. Non, je veux évoquer ici les prises de positions atlantistes de notre émissaire (considérées comme "lamentables" par l'expéditeur, qui aurait peut-être du le brieffer avant) , et les réactions qu'elles ont suscitées... Si le candidat de la "rupture" nous a habitué à critiquer le gouvernement dont il est ministre d'Etat et soutenu par le parti dont il est le président, son intrusion dans le "domaine réservé" de la politique étrangère est plus inhabituelle. Qu'il le fasse de l'étranger est déjà un tabou, pour ne pas dire une haute-trahison du gaullisme lorsque cela intervient dans le bureau ovale...
Pour les zélés supporters du ministre-candidat, et notamment du très bushiste Pierre Lellouche, cette tradition d'anti-atlantisme français cache mal un antiaméricanisme profondément ancré, et d'autant plus mal placé que chacun nos deux pays est - l'un par Lafayette, l'autre par Eisenhower - historiquement redevable à l'autre. Le président de l'UMP, en rappelant que les Etats-Unis sont l'un des rares pays avec lequel nous n'avons jamais été en guerre, revendique la fin de cette hypocrisie historique, d'autant plus anachronique que la "guerre contre le terrorisme" justifie à ses yeux l'affirmation de nos valeurs communes et fortement contestées dans le reste du monde (notamment on l'a vu au sommet des "non-alignés"). En ce domaine comme en d'autres, Sarkozy entend simplifier le débat public en opposant les "pour" et les "contre". La réalité est - heureusement - autrement plus nuancée. Je ne crois pas - et je fais sans doute plaisir à Stéphane en disant cela - qu'il soit tabou d'aimer l'Amérique lorsque l'on est Français, ni même de gauche. J'aime le dynamisme de la société américaine, leur enthousiasme, leur refus de l'impossible et leur créativité. Je ne nie pas que ma culture, celle de ma génération, a été grandement forgée par des codes vestimentaires, musicaux, visuels, cullinaires ou littéraires venus d'outre-atlantique. Je mesure que la part d'américain qui sommeille en moi est - que je le veuille ou non - bien plus importante que tout autre apport étranger, et que cette part d'identité commune est aujourdhui la cible des fondamentalismes. Mais je ne suis pas atlantiste.
Je ne partage pas la conception que les Etats-Unis se font du monde, et singulièrement depuis le 11 septembre. Si le monde est inévitablement le théâtre de conflits d'intérêts divergents et s'il nous faut un modèle capable de les réguler pour préserver ceux qui demeurent vitaux, je ne crois pas une solution "morale" s'appuyant sur des notions aussi arbitraires que le "bien" et le "mal". Qui sommes nous pour trier les "bons" des "mauvais", pour opposer le "bon" Musharraf au "mauvais" Saddam et le "bon" Al Saoud au "mauvais" Kim Jong-Il ? Cette représentation masquant des intérêts géopolitiques derrière des considérations morales n'est pas simplement mensongère, elle est dangereuse et nous conduit au "choc des civilisations". Qui peut encore ignorer que l'intervention en Irak au nom du "bien" a considérablement renforcé les fanatismes dans le monde musulman, contribuant à la victoire d'Ahmadinnejad en Iran ou du Hamas en Palestine ? Qui peut sérieusement contredire le "rapport secret" des agences de renseignement établissant que celle-ci aurait accru les risques terroristes ? Qui peut enfin ignorer qu'une telle dialectique est de nature à radicaliser l'opinion américaine, qui selon un récent sondage, croit à 73% à la création divine de l'homme au 7e jour, contre seulement 22% de conavincus par la théorie de l'évolution de Darwin ? Relayé à coups de millions par des musées et des conférences, des livres et des manuels scolaires (dont le contenu est voté par les parents...), le boom du "créationnisme" est peut-être même la plus mauvaise nouvelle que j'ai entendue depuis longtemps, laissant planer le spectre d'une dérive intégriste, la démocratie conduisant à la négation de ses propres valeurs -l'humanisme et le progressisme - qui sont précisément le socle commun que l'on entend défendre.
Je ne suis pas atlantiste mais je ne suis pas davantage dupe de la posture gaulliste qui consiste à gesticuler pour exister, sans réelle possibilité (on l'a vu pour l'Irak) de changer le cours des choses. Au bout du compte, il me semble que ces deux attitudes prétenduement opposées se rejoignent dans la résignation vis à vis de la superpuissance d'un seul. Je veux au contraire que l'on retrouve l'ambition de peser sur le destin du monde, et de lui proposer d'autres voies, celles du droit international, de la justice sociale, du respect des différences, du progrès technique et de la préservation de la planète. Cela ne se fera ni dans dans le suivisme, ni dans l'opposition aux Etats-Unis, mais dans l'émergence d'une entité - tout à la fois partenaire et concurrente - capable de leur imposer une approche multilatérale. C'est pourquoi ma priorité en matière de relations internationales passe avant tout par l'idée européenne.