Pour l'Irlande, c'est non
Toujours aussi présents dans les médias français, Nicolas Sarkozy jouissait depuis quelques semaines d'une couverture médiatique bien involontaire en Irlande, son visage ornant les murs de Dublin, de Cork ou de Galway accompagné de la phrase "ce qui est bon pour lui est mauvais pour nous". Très pressé de porter à son crédit une victoire politique - qui devait pourtant beaucoup à Angela Merkel - à des fins purement nationales, le président français a sans doute sous-estimé l'épouvantail qu'il était pour un grand nombre d'européens...
Cela pourtant, ne saurait suffire à expliquer le "non" irlandais, le second après celui sur le traité de Nice, d'autant plus suprenant qu'avec l'Espagne, l'Irlande est l'état européen ayant le mieux mis à profit les opportunités ouvertes par sa participation à l'Union. Pays agricole parmi les plus pauvres d'Europe dans les années 1980, l'Irlande est aujourd'hui l'un des principaux moteurs de sa croissance, avec un secteur agricole considérablement modernisé par la PAC, une forte attractivité des capitaux européens dans les secteurs des services et de l'informatique, et un boom salarial attirant notamment un grand nombre de jeunes européens qui trouvent dans ce pays des responsabilités à la hauteur de leurs ambitions.
Il est toujours plus difficile d'adhérer en bloc à un traité qui ne peut être qu'un compromis que de le rejeter parce que l'une des dispositions qu'il contient. Là comme ailleurs, les "nonnistes" ont joué d'incompréhensions ou de mensonges, prétendant cette fois que Lisbonne rendrait l'avortement obligatoire (souvenons-nous qu'on nous disait que le TCE l'interdirait en France...) ou que l'impôt sur les sociétés serait relevé (alors que la compétence fiscale demeure soumise à l'unanimité). Une fois encore, la Commission européenne s'est comportée comme sa propre caricature, apportant des réponses techniques dénués de tout sens politique sur l'avenir de la pêche ou sur l'ouverture du marché bovin, comme elle l'avait fait en 2005 sur la directive Bolkestein. Barroso a beau prétendre qu'il s'agissait d'une campagne nationale, sa responsabilité est -encore une fois - très lourde. La facheuse habitude des gouvernements de se décharger sur elle des politiques qu'ils n'assument pas et de transcrire ses avancées avec plusieurs années de retard sur le besoin n'aide pas.
L'Irlande n'est pas la France, et comme on l'a fait pour Nice, comme on l'a fait pour Maastricht au Danemark, la pression va être forte sur Dublin pour le contraindre à ratifier ce traité moyennant quelques "opt-outs" pour faire passer la pilule. Ce "non" est pourtant lourd de sens et ne mérite pas d'être balayé d'un revers de la main : voici maintenant 2 ans que la question européenne divise les peuples et leurs élites, les premiers étant systématiquement opposés à des traités toujours défendus par les seconds...
L'Europe est aujourd'hui à la croisée des chemins, outil devenu indispensable de la gouvernance d'une régulation qui balaie les Etats-nations comme des fétus de paille, elle se coupe irrémédiablement de ses habitants qui la jugent toujours plus éloignée de leurs préoccupations. Elle montre aujourd'hui les limites de l'approche intergouvernementale qui la réduit à des choix plus techniques qu'ils ne le sont réellement, qui semble dresser les peuples les uns contre les autres par des arbitrages (comme sur les quotas de pêche) qui relèvent plus ue marchandages que du débat transparent, qui souligne le pouvoir de techniciens dont l'absence de légitimité démocratique n'a souvent d'égal que l'arrogance. Paradoxalement, cette collection de "non" pose plus que jamais la question fédérale : il faut rapprocher les décisions européennes des peuples, les inscrire dans un débat politique à l'échelon continental, pour l'intérêt général dicte un débat idée contre idée et non état contre état ou lobby contre lobby. Il faudrait faire du parlement élu l'an prochain une constituante, et organiser (avec l'accord des parlements nationaux) un seul référendum dans toute l'Europe.
Bien sûr, cela ne se passera pas comme ça et l'on finira par trouver une solution a-minima. L'Europe se relèvera peut-être en claudiquant, mais un jour elle ne se relèvera pas du tout. L'Europe du XXIe siècle doit être fédérale... ou elle ne sera pas.