Licenciements : que peut-on négocier ?
A en croire les nombreux débats qui ont agité la France universitaire, médiatique et blogosphérique, le CPE aurait cristallisé une fracture incompressible entre ceux qui, à droite, pensent qu'il faut lever la rigidité des procédures de licenciements et ceux qui, à gauche, penseraient au contraire que l'on doit refuser toute flexibilité qui remettrait en cause le code du travail. De part et d'autre, ces positions s'appuient sur une image fantasmée que la France aurait d'elle-même, soit pour la ringardiser, soit pour la revendiquer. Cette image est fausse, et ce débat déjà dépassé. Car la flexibilité (dont je continue de penser qu'elle peut être un important facteur de croissance), existe bien plus qu'on ne le croit dans notre Pays.
En présentant cette semaine son bilan annuel, l'ANPE a en effet annoncé avoir diffusé en 2005 3,4 miilions d'offres d'emploi, dont 89,5% ont été pourvues. C'est plus que le précédent record, établi en 2000 dans le contexte totalement différent du bourgeonnement des start-ups. D'autant plus que depuis cette "époque", l'ANPE a été mise en concurrence par les réseaux d'interim et les sites Internet d'emploi. De telle sorte que l'on estime qu'aujourd'hui, seule une offre sur deux transiterait par le service public de l'emploi. C'est également 20% de plus que le nombre d'embauches enregistrées dans le même temps au Royaume-Uni, réputé très flexible. Et pourtant, la France crée moins d'emplois que ses voisins (155 000 en 2005, soit 1 emploi créé toutes les 45 embauches !). La raison en est simple : elle débauche également davantage. Regardons de plus près les chiffres de l'ANPE... Sur les 3,4 millions d'offres gérées, seules 33,5% concernent des CDI (y compris les CNE), les deux-tiers étant des CDD dont 27% (18% du total des offres) durent moins d'1 mois. Prétendre à la lueur de ces chiffres que le marché du travail ne serait pas assez flexible est une hérésie.
Pourtant, avec un taux de chômage supérieur à 9% depuis 20 ans, il est évident que nul ne doit se satisfaire du fonctionnement du marché du travail. Face à un CDI relativement protecteur (bien que cela n'a rien d'absolu comme nous le verrons plus tard), l'ensemble de cette importante flexibilité est en réalité assumée par les travailleurs les plus fragilisés (jeunes, non-qualifiés, salariés de PME...). L'adaptation de notre modèle social aux contraintes nouvelles de la mondialisation a donc créé un système à deux vitesses entre ceux qui ont les moyens de négocier leur salaire, leur évolution et leur sécurité... et ceux qui n'ont accès à rien de tout cela. En reposant sur la philosophie selon laquelle "ceux qui n'ont rien n'ont rien à perdre", les CNE et CPE institutionnalisent cette injustice en réservant, en droit, la flexibilité à ceux qui la subissent déjà de fait. Dans un tel système, il est faux de décrire la flexibilité comme un marchepied vers l'intégration sociale : elle n'est qu'un mince rempart contre l'exclusion (41% des chômeurs le demeurent plus d'1 an, le double de la moyenne européenne)... Et c'est bien là la définition de la précarité.
A l'heure où s'engagent - enfin - des négociations sur le chômage des jeunes, il me semble donc nécessaire de placer cette exigence de justice au coeur de notre diagnostic. La solution ne réside pas à mes yeux dans un énième contrat aidé spécifique (ces contrats créent majoritairement un effet d'aubaine qui accentue la concurrence entre différentes populations de demandeurs d'emploi), mais dans une adaptation du CDI, qui doit redevenir la norme pour tous, mieux répartir les risques et assurer à chacun la même protection.
Selon une récente étude de la Dares (direction statistique du ministère du travail), les conditions de rupture du CDI ont connu ces 10 dernières années une évolution sans précédent : alors qu'historiquement, les 3/4 des licenciements relevaient de conditions économiques, 600 000 CDI ont été rompus pour motifs personnels en 2003, contre 180 000 licenciements économiques. Si l'on peut partiellement expliquer la chute des licenciements économiques par le recours massif aux CDD, l'explosion du licenciement pour motif personnel est le signe d'une loi qui n'est plus adaptée aux contraintes des entreprises. Pour schématiser, le licenciement économique est autorisé dans deux cas de figure : soit l'entreprise n'a plus les moyens de payer le salarié, soit elle le remplace par une machine. C'est là la marque d'un contrat prévu pour assurer l'emploi à vie, que seul le progrès technique pouvait remettre en cause. Or on le sait, ce ne sont plus là les causes réelles et principales des suppressions d'emploi, qui sont d'abord lié à l'anticipation de l'évolution du marché, baisses du carnet de commande et restructuration de l'activité. L'utilisation des CDD et le recours au licenciement pour motif personnel constituent donc un contournement de la loi, qui n'est pas seulement infondé (64% des travailleurs contestant ces motifs gagnent aux prud'hommes), mais moins protecteur (le licenciement économique donne droit au reclassement pour compenser la perte d'employabilité établi par la procédure). On ne pourra rétablir la préférence pour le CDI et la norme du licenciement économique que si l'on accepte de renégocier les conditions dans lesquelles il est aujourd'hui légitime d'y recourir.
L'autre frein à l'utilisation du CDI réside dans les obligations que crée sa rupture par l'entreprise. Il lui revient en effet de reclasser le salarié, ce qui accroit le coût de la procédure, la ralentit (ce qui est dangereux pour les autres salariés lorsque l'entreprise est en difficulté), et n'est pas nécessairement efficace (surtout dans les PME dont ce n'est pas le métier). Il nous faut donc réfléchir, comme l'on fait nos voisins, à transférer ces obligations sur le service public de l'emploi. Mais celui-ci n'est pas aujourd'hui dimensionné pour cela : chaque agent de l'ANPE gère 150 demandeurs d'emploi (ce qui le limite aujourd'hui principalement à les contrôler et à les sanctionner), contre 15 au Danemark. Cela ne pourra donc fonctionner qu'au prix d'une profonde réforme de ces services de l'emploi, qui manquent cruellement de moyens. Il faut pouvoir assurer à chacun un bilan de compétences, des formations et un accompagnement plus étroit (aide au CV, préparation des entretiens...). La flexibilité a donc un coût qui dans une même logique de mutualisation des risques, doit être transféré dans les charges sociales (ou une TVA sociale comme je le crois préférable).
Ces positions ne sont sans doute pas populaires à gauche, et je vois déjà poindre les accusations de mise à mort du CDI. Je le crois à l'inverse malade, victime de la concurrence des nombreux contrats précaires, et instrument de la fracture sociale. Le CDI est né d'un consensus national adapté à la France de la libération et des 30 glorieuses, on ne pourra aujourd'hui le remettre au coeur de notre modèle social qu'avec un nouveau consensus issu de la négociation collective. Il sera nécessairement plus flexible. Notre combat doit être de le rendre également plus solidaire.