Sur "l'affaire des caricatures"
J'avais initialement prévu de profiter de l'actualité brûlante de "l'affaire des caricatures de Mahomet" pour défendre ici une laïcité ouverte, garantissant la neutralité de l'Etat et l'expression des identités culturelles et religieuses, dans une approche plus "démocrate" que "républicaine"... Devant la radicalisation des esprits et le risque de voir mes propos "caricaturés" et assimilés à des positions qui me sont insupportables, je préfère reporter cette question de fond à l'attente d'un contexte apaisé, et ne m'attarder aujourd'hui que sur les faits pour partager quelques sentiments simples mais essentiels.
Cette histoire de caricatures suscite en moi un profond malaise. Bien sûr, il devrait s'agir de part et d'autre d'affirmer des principes, et nous pouvons lire des débats de qualité dans ce sens, notamment entre Versac et Koz. Mais au fond de moi, je ne me résigne pas à devoir faire un choix entre deux positions qui me sont aussi insupportables l'une que l'autre.
La publication par le Jyllands-Posten des 12 caricatures de Mahomet n'est pas simplement "bête" ou "de mauvais goût" comme le soulignent ceux qui ont à coeur d'en défendre le principe sans en revendiquer le contenu. Elle est intolérable, parce qu'elle détourne l'idée même de caricature. La caricature (que ce soit par le dessin, l'imitation, ou les marionnettes...) est tout à la fois un art et un exercice journalistique nécessaire à la respiration de la vie démocratique. Naturellement provocatrice, elle utilise le travestissement de la réalité pour mieux la révéler : le grossissement du trait permet de montrer (et de faire rire) de ce qui n'est pas dit. Tel n'est ici pas le cas : en utilisant ces dessins pour démontrer (et c'est réussi) les limites de la liberté d'expression, elles ne sont provocatrices que dans le but de provoquer. La gratuité revandiquée de l'acte est d'autant plus choquant qu'elle n'est qu'apparente : elle surfe en réalité sur des peurs et des amalgames que nous devons combattre politiquement. Particulièrement féroce en Europe du Nord, le climat anti-islamique ambiant touche aujourd'hui des médias pourtant peu suspects de racisme ou d'intolérance... Combien de fois a-t-on vu, pour illustrer un dossier pourtant modéré sur l'islam en France (le "marronnier" par excellence des années 2000), des couvertures provocatrices sur le thème "Mettent-ils en danger la République ?". Premier à revendiquer la liberté d'expression comme principe fondamental de notre civilisation, je suis aussi le premier à dénoncer son détournement à des fins sensationnalistes et mercantiles. Car c'est bien de cela qu'il s'agit.
Je ne m'attarderai pas sur les scènes de violence qui ont marqué certaines réactions dans le monde arabe, et que l'on ne peut bien évidemment que condamner avec la plus grande détermination. C'est là l'oeuvre d'une frange extrémiste qui contribue à donner raison aux caricaturistes en justifiant le recours à cette violence au nom de la religion, et avec laquelle tout espoir de débat est vain. Je suis en revanche plus inquiet de voir des religieux de toutes confessions et associations communautaires utiliser cette affaire pour remettre en cause des valeurs qui fondent notre société. Il est inacceptable de faire peser sur des individus -et ce quelle que soit leur religion- des interdits a-priori qui ne relèvent que de leur conscience. Combien de fois ai-je entendu dans ce débat que l'interdiction de représenter Mahomet ne concernait pas les non-musulmans ? Cela signifie-t-il que Djamel aurait moins de droits que les guignols ? Non, cette interdiction ne concerne que ceux qui choisissent librement de la respecter. Oui, comme l'écrivait France Soir, on peut caricaturer Dieu. Cela m'amène à parler d'un principe que j'ai vu trop peu défendu dans le débat : le respect du droit à l'information. Qu'on les accepte ou non, les caricatures danoises appartiennent au domaine de l'information dès l'instant où elles conduisent au boycott des productions danoises. Il est légitime que des médias -indépendammant du regard qu'ils peuvent porter sur le fond de ces dessins- puisse les publier pour satisfaire ce droit du public à l'information. Car demander au public de s'approprier un jugement sur des contenus auquel il n'a pas droit d'accès porte un nom : c'est de l'obscurantisme.